2007

Zattera de et mis en scène par Domenico Carli. Assistant à la mise en scène Marco Calamandrei. Avec Monica Budde, Maureen Chiché, Alexandra Tiedemann, Mariama Sylla, Xavier Fernandez Cavada, Charles Joris, Stephan Rentznik. Scénographie : Guy Tornay, Costumes : Claude Rueger, Lumières : Nicolas Mayoraz, Tournée prévue : Fribourg : théâtre de Nuithonie, Neuchâtel : théâtre du Passage, Sion : théâtre de Valère.

TEXTE

Nouvelles du 40 parallèles.

I. Adriatica .

Légende 1. La peste

Un jour, t’es là, au bord de la mer Adriatique. Tu regardes les vagues, l’horizon. Et soudain, il te semble que tu as des hallucinations. Mais oui ! C’est ça ! La vague murmure, elle insiste, elle veut parler…Te dire quelque chose. Tu te penches. Tu regardes à gauche, à droite. Quelques pêcheurs. Faut pas qu’on te prenne pour un fou ?! T’es pas Ulysse qui succombe aux chants des sirènes !!
Tu écoutes, tout le jour. Le crépuscule vient et, toute la nuit, tu écoutes. Tu ne veux pas le croire. Tu sais ces choses, comme tout le monde, tu les as vues à la télé, sur les journaux : ces enfants de la dérive, cette humanité délaissée, toutes ces identités brûlées, effaçant aux creux de leurs mains les lignes de la vie.
Mais la nuit est longue, ensorcelée et la vague te raconte encore une autre histoire.
Une histoire qui se passe sur un rafiot. Elle te la raconte dans une langue étrange mélange de dialectes, de sacs en plastique de bouteilles vides et de boîtes de viandes. Une langue rêche comme les pantalons ou les couvertures imbibées du sel de cette mer noire. Rêche comme les sacs de voyages trop lourds, comme les écharpes qu’ils se sont mises sur la tête pour vaincre le froid. Une langue rêche encore comme la caresse faite avec la paume de main devenue, pendant l’exode, papier de verre.

Et puis, un autre jour, tu vas à Bari, dans les Pouilles, Sud-est de l’Italie. Tu les vois et, avant même de les voir, tu les sens. Sens l’odeur venue de là, juste en face, pas très loin, de l’autre côté du détroit d’Otranto. L’odeur du désespoir, de la rage. L’odeur du rêve fou. L’odeur de la vie gâchée et de l’enfance bafouée. Et tu entends aussi ce qu’en disent entre eux les journalistes du monde entier. Ce qu’en disent les habitants du quartier du port. La peste ! Ils apportent la peste. Encore une fois. Et cette fois ils sont des centaines, des milliers ! Eux, ces « autres », ils répondent avec leurs yeux, leur langue ne sert à rien.

La musique
Alors la langue se mue. Elle laisse derrière les squelettes d’une vie passée, finie, à oublier. La langue revêt la peau d’une musique obsédante, hypnotique, le corps d’une voix. Une voix de femme. Une voix, un cri en colère, qui refuse de se soumettre, de baisser la tête face à l’outrage, face à l’injure. Face aux scélérats qui abusent de ses désespoirs, de ses rêves.
Une femme, puis deux…Puis quatre et derrière elles, un… Deux, trois hommes. Ils ne se connaissent pas. Réunis sur ce même bateau, ils crient, se lacèrent. Les voilà abandonnés en pleine mer, à la dérive. Sauve qui peut ! Il n’y a pas le temps. Il n’y a plus le temps. Désormais c’est une course à la survie. La pitié n’a plus cours. Ils viennent d’horizons différents mais si semblables pourtant. Ils connaissent les mêmes berceuses et les mêmes regards malicieux. Ils éclatent du même rire et leur sang est pareil. Rouge.

Le ciel de l’aube est rouge. Il va faire beau. Tu es hébété, ivre. Tu as de la peine à croire ce que la vague t’as raconté. Que faire avec cet héritage ? L’ignorer… ? L’ignorer, oui !

Les arbres
Et puis il y a eu un autre voyage. Dans la même région, encore plus au Sud. Un « finistère » méridional. Près d’une crique splendide où l’eau cristalline décline toutes les tonalités du bleu. Une fête avec quelques amis : un feu, du vin, une demi-lune, des chants. Les kilomètres avalés et la fatigue te suggèrent de rentrer. Tu quittes le petit groupe d’amis et rejoints ta voiture parquée plus loin, près de la route côtière. Pour la rejoindre tu dois traverser un petit bois de pins maritimes. Leurs parfums t’étourdis et, soudain, tu entends ronfler ! La nuit est à peine éclairée par la lune. Là, près de toi, un pin, un buisson, une racine ronflent. Des centaines de ronflements. Tu n’es pas ivre ni en prise à un délire. Ton sang se fige. Tu accélères le pas. Au loin, il y a même un enfant qui se lamente, quelqu’un chante doucement une berceuse. Plus que quelques arbres, quelques buissons. Tu te diriges rapidement vers ta voiture lorsqu’une main t’agrippe la cheville. Dans le petit fossé qui longe la route : deux hommes recroquevillés, apeurés. Les yeux exorbités, ils chuchotent « Deutschland ? Francia ? » Tu ne comprends pas tout de suite. Vous vous regardez stupéfaits, tu es pétrifié. Tu trembles presque autant qu’eux. Tu leur montres une direction, le Nord. Ils se regardent, te remercient et fuient vers le petit bois qui ronfle…
L’histoire frappe à ta porte, tu dois répondre !

II. Zattera

Courants
Il n’y a pas de temps à perdre. Alors j’écris car c’est l’une de mes manières de vivre. Il faut faire vite. Rassembler les idées, trouver la situation et…Les personnages émergent. Leurs mots, leurs langages, les gestes, leurs histoires. Tout au pluriel car rien en eux ne se ressemble. Il faut les approcher un à un. Les laisser parler, les laisser vivre sur ce rafiot, sur cette « Zattera ».
La peur, la cruauté cèdent leur place parfois même au rire et à la tendresse. Les images, les visages se mettent en place, violemment, pudiquement. Poétiquement.
« Zattera ». Un poème rapide, qui éclabousse. Un poème, comme le suggérait P.P. Pasolini, d’actions. Actions scéniques suspendues entre le ciel et la mer. Entre une « terra » de tous les nulle part et une autre, nouvelle « terra » de tous les possibles.

Légende. 2. L’olivier.
Il y a une légende que l’on raconte encore sous certains oliviers centenaires : parmi les philosophes paysans de la Grande-Grèce, régnait une coutume étrange. Le disciple, qui avait suivi patiemment pendant de longues années l’enseignement de son maître, devait, en guise d’examen de sortie, lui poser une question philosophique. Après avoir jugé de la pertinence de la question, le philosophe félicitait le nouveau maître et l’invitait à un banquet. Mais si la question était naïve ou superficielle, l’élève était renvoyé à ses études.

« Zattera » se présente comme une première tentative de question. Un moment théâtral qui interroge le monde dans lequel je vis, le théâtre et mon parcours. « Zattera » ne résout rien.
Avec cette pièce, avec mon équipe, je tente de dessiner, au milieu des flots tumultueux, une trace : l’apprentissage de l’autre, de sa culture, de ses différences, dans une sorte de huis clos à ciel ouvert sur la mer et la « Terra ».

Un songe
En écrivant, en travaillant sur ce spectacle, me reviennent en mémoire quelques phrases de P. Calderòn de la Barca. Dans sa pièce « La vie est un songe » chef d’œuvre du siècle d’or espagnol, Calderòn se demande ce qu’est la vie ? Un délire ? Une ombre, une fiction, une illusion ? Un songe… ?

Je cherche encore la réponse.

dc.

Pour Zattera : Images vidéo Pixit-lausanne, Musique Officina Zoè Production : Loterie Romande


Photographies de : Odile Meylan, Patrick Martin, Mario del Curto
©Odile Meylan, Patrick Martin/24Heures
©Mario del Curto